POLITIQUE : Succès Masra « On ne réforme pas une dynastie, on s’en sépare »

POLITIQUE : Succès Masra « On ne réforme pas une dynastie, on s’en sépare »

Politique Bande Info 3 octobre 2024 484

Exilé aux États-Unis, où il tente de recueillir le soutien des Américains et de l’ONU, l’opposant reste décidé à contrecarrer le pouvoir de Mahamat Idriss Déby. Recours à la lutte armée, possible partition du Tchad, chances de dialogue… Il répond aux questions de Jeune Afrique.

Exilé aux États-Unis, où il tente de recueillir le soutien des Américains et de l’ONU, l’opposant reste décidé à contrecarrer le pouvoir de Mahamat Idriss Déby. Recours à la lutte armée, possible partition du Tchad, chances de dialogue… Il répond aux questions de Jeune Afrique.

POLITIQUE : Succès Masra « On ne réforme pas une dynastie, on s’en sépare »

Succès Masra n’a pas changé. Lorsque vous le saluez au début d’un rendez-vous, impossible de savoir à quelle heure se terminera la discussion. Le Tchadien a toujours été intarissable. En 2017, alors que nous le rencontrions pour la première fois à Paris et qu’il n’était encore qu’un jeune ambitieux inconnu ou presque de la classe politique, l’échange avait duré près de deux heures. Quelques mois plus tard, toujours en France, il martelait de nouveau face à nous, point par point, ses arguments en faveur d’un « changement radical de leadership » et assurait alors vouloir être « une force de proposition pour bâtir un Tchad meilleur ».

 

Poil à gratter de la présidence

 

Les années passant, il prenait de l’envergure. En novembre 2019, alors qu’Idriss Déby Itno nous recevait dans un hôtel parisien, Succès Masra était déjà devenu le poil à gratter de la présidence. La trajectoire de cet impertinent agaçait alors le futur maréchal. Mais, fin stratège, ce dernier le recevait quelques mois plus tard à N’Djamena, dans une image d’ouverture à la jeunesse. Propulsé premier opposant à Idriss Déby Itno par certains milieux diplomatiques, décrié par une classe politique traditionnelle le décrivant comme un phénomène médiatique sans envergure, Succès Masra n’a, depuis, pas quitté le centre des attentions.

 

À la tête des Transformateurs, son parti, il a affirmé son statut d’opposant dans la transition née de la mort du maréchal et dirigée par le fils de ce dernier, Mahamat Idriss Déby Itno. Exilé aux États-Unis après les événements du 20 octobre 2022, l’économiste est aujourd’hui accusé plus ou moins ouvertement de tentative de coup d’État. Lors d’un nouvel entretien avec Jeune Afrique depuis Washington – qui aura duré une nouvelle fois près de deux heures ce 14 mars –, il assure être toujours à la recherche d’un dialogue pacifique, tout en affirmant que « toutes les options », y compris la lutte armée, « sont sur la table ».

 

Jeune Afrique : Mahamat Idriss Déby Itno a décrit dans nos colonnes les manifestations du 20 octobre 2022 comme une tentative de coup d’État, derrière laquelle, même s’il ne cite pas votre nom, vous pourriez vous trouver. Que répondez-vous ?

 

Succès Masra : Je voudrais rappeler une première réalité de ce 20 octobre : la Commission nationale des droits de l’homme, qui est une institution de l’État, a elle-même déclaré qu’il y avait eu 128 morts lors de la répression des manifestations, soit plus de deux fois le chiffre qui avait été initialement annoncé par le gouvernement. Nous-mêmes estimons qu’il y a pu y avoir environ 300 victimes. Il faut y ajouter plus de 2 000 personnes arrêtées, plusieurs dizaines de portés disparus et des centaines de blessés. Il ne faut pas faire le jeu du pouvoir, qui espère faire passer les victimes pour des bourreaux.

 

Vous avez déposé en novembre une plainte devant la Cour pénale internationale (CPI) au sujet de cette journée du 20 octobre. Pourquoi ?

 

Pour nous, les forces de l’État ont ciblé des quartiers et attaqué des Tchadiens en fonction de leur patronyme et de leur religion, non seulement le jour des manifestations mais aussi durant plus d’une semaine ensuite. Elles s’en sont pris aux chrétiens et à la communauté sara et nous pensons que cela peut être considéré comme un crime contre l’humanité. C’est pour cela que nous avons saisi la CPI.

 

Nous devons nous opposer à la tentative des bourreaux de se faire passer pour des victimes. Le premier responsable de ces événements, c’est le chef de la junte, Mahamat Idriss Déby Itno, qui a renié les engagements qu’il avait pris officiellement, à savoir organiser une transition de maximum 18 mois et transmettre le pouvoir à un civil élu. C’est pour cela que les Tchadiens sont sortis dans la rue. Voilà la réalité des choses. Le reste n’est que de la distraction.

 

Comment est-on passé d’une période censée symboliser l’ouverture politique – celle du dialogue national – à une telle répression moins de deux mois plus tard ?

 

Je crois que ces massacres ont été planifiés. Il y a des éléments qui prouvent que, dès le 19 octobre, les autorités se préparaient à une riposte armée dans certains quartiers où vivent une majorité de chrétiens et de Saras, notamment près de mon quartier général. Il n’y a pas de hasard : les gens qui ont été tués en masse l’ont été autour du siège de mon parti, dans le septième arrondissement de N’Djamena. L’État a choisi la voie de la répression par les armes. Les forces de sécurité ont même abattu plusieurs manifestants désarmés qui tentaient de se réfugier dans l’ambassade des États-Unis. S’ils sont capables de cela à un endroit où il y a des caméras, imaginez ce qui a pu se passer dans d’autres quartiers, loin des regards.

 

Les forces de sécurité affirment qu’elles ont dû faire face à des manifestants armés…

 

Où sont les preuves ? Rien de tout cela n’est avéré. La vérité, c’est que le pouvoir a voulu faire taire un mouvement de citoyens tchadiens qui cherchaient simplement à rappeler au chef de la junte le non-respect des engagements qu’il avait pris devant eux et devant la communauté internationale.

 

Non seulement la réaction des autorités a été disproportionnée mais il y a surtout eu une volonté claire de cibler une partie de la population et de créer le chaos pour se maintenir au pouvoir par les armes.

 

Certains de vos détracteurs affirment que vous favoriseriez la création d’une nouvelle rébellion afin de renverser Mahamat Idriss Déby Itno depuis la Centrafrique. Est-ce le cas ?

 

Une chose qui est sûre : il y aura un avant et un après 20 octobre. Ceux qui tuent des Tchadiens en les ciblant en fonction de leur origine et de leur religion, ce sont les dirigeants de la junte. Ce sont eux les responsables quand des gens fuient les violences ou s’exilent à l’étranger. J’ai moi-même dû partir pour les États-Unis, d’où je plaide pour obtenir une véritable réconciliation nationale. Si je décide, comme l’a fait Nelson Mandela un jour, qu’il est nécessaire d’avoir recours à la lutte armée, je l’annoncerai clairement au monde entier. Pour le moment, je travaille à réconcilier les deux Tchad : celui qui veut installer une dynastie grâce aux armes et à la propagande, et celui, majoritaire, qui veut la justice et l’égalité.

 

Avez-vous été en contact avec les Russes de Wagner, qui ont été sollicités pour soutenir une rébellion d’exilés tchadiens en Centrafrique ?

 

Je n’ai jamais été en contact avec eux. Pourquoi l’aurais-je été ? D’ailleurs, Wagner n’a jamais soutenu une quelconque rébellion. Ils ne travaillent qu’avec des États et des pouvoirs établis. Je crois que nos adversaires évoquent ce mensonge pour nous décrédibiliser. Il ne s’agit pour eux que de créer un climat pour obtenir le soutien des Occidentaux, dans le contexte de la guerre en Ukraine.

 

Au-delà de ces accusations, vous semblez, de plus en plus, vous faire le porte-voix des populations du Sud et de la communauté chrétienne. N’est-ce pas dangereux ?

 

Est-ce que les Tchadiens du Sud et les chrétiens sont les seuls à aspirer à la justice ? Je ne crois pas. Cette aspiration est majoritaire au nord comme au sud, chez les chrétiens comme les musulmans. Cela dit, est-ce normal que tous les principaux ministres, que les gouverneurs, que les représentants du Tchad dans les institutions internationales soient issus d’une même partie du pays et pratiquent tous la même religion ?

 

Le pouvoir à N’Djamena est organisé autour d’une famille, élargie à un clan, élargi à une religion. Ce sont eux qui ont installé les éléments d’une fracture. Pour contrer cela, nous avons mis sur la table des propositions qui pourraient permettre à l’ensemble des Tchadiens de se reconnaître dans un projet basé sur la justice et l’égalité. Nous espérons que la France, les États-Unis et nos autres partenaires nous soutiendront.

 

Considérez-vous que la France et les États-Unis ne sont pas au rendez-vous de cette transition ?

 

La France, les États-Unis ou l’Union africaine se sont engagés à se battre pour que la démocratie soit au rendez-vous. Ils sont attendus, au moment où il est évident qu’un plan de succession dynastique est en train de s’opérer. Leur crédibilité sur le continent se jouera à l’aune de leur réaction sur le dossier tchadien. Si le plan qui se met en place ne rencontrait pas leur opposition, ils auraient choisi leur camp, celui de la dynastie plutôt que celui de la démocratie.

 

Mahamat Idriss Déby Itno n’avait-il pas une volonté d’ouverture, à laquelle vous avez vous-même répondu puisque vous l’avez rencontré à plusieurs reprises à N’Djamena ?

 

Il avait une volonté d’ouverture vers ceux qui voulaient bien l’accompagner dans son plan de succession. Il a pris soin de prendre à ses côtés des personnes qui pensaient que, dans les conditions d’alors, aucun civil ne pouvait diriger le Tchad et que lui-même était la meilleure solution. Les anciens ministres du père sont aujourd’hui devenus ceux du fils. Pour ma part, c’est parce que j’ai refusé de souscrire à ce plan que j’ai été écarté. J’ai compris qu’il ne discutait avec les uns et les autres que pour savoir où ceux-là se situaient par rapport à son ambition de se porter candidat à la présidentielle. Il a fait de l’électoralisme sans démocratie, ce que nous ne pouvons accepter. C’est dans ce contexte qu’il a organisé un dialogue dont nous connaissions d’avance les conclusions.

N’aurait-il pas justement fallu prendre part au dialogue et l’influencer de l’intérieur ?

 

Jusqu’au bout, nous avons souhaité prendre part aux discussions et faire en sorte que nos équipes participent même à un gouvernement de réconciliation nationale, dans des conditions d’équilibre des pouvoirs et à condition qu’aucun acteur ne puisse avoir le monopole du pouvoir. Nous avons dit et répété que nous étions prêts à le laisser concourir à l’élection, à condition qu’il ne concentre pas auparavant tous les pouvoirs et qu’il ne puisse pas contrôler le scrutin et les résultats.

 

Mais nous n’avons pas reçu de preuves suffisantes de sa sincérité sur ces points. Résultat, nous sommes aujourd’hui le mouvement le plus combattu par les autorités et le Tchad se retrouve avec une transition qui est encore plus personnelle qu’au début. Mahamat Idriss Déby Itno concentre tous les pouvoirs aujourd’hui. Aucun processus démocratique crédible ne peut sortir d’une telle situation.

 

Vous avez proposé à Mahamat Idriss Déby Itno de former avec lui un ticket pour la prochaine élection. Était-ce crédible ?

 

Cela fait des années que je propose l’instauration du ticket pour les élections présidentielles. Je l’ai fait auprès d’Idriss Déby Itno avant de le réitérer auprès de son fils. Je suis favorable à un ticket présidentiel élu, et non à un vice-président nommé. Cela permettra aux Tchadiens de choisir des duos composés d’un chrétien et d’un musulman, d’un nordiste et d’un sudiste, d’un homme et d’une femme, d’un civil et d’un militaire. Peu importe. Il s’agit de faire de la diversité une force, que ce soit dans le cadre d’une fédération ou d’un État unitaire décentralisé.

 

J’ai effectivement discuté avec le chef de la junte de cette idée et il était d’accord avec moi qu’il fallait intégrer le dispositif dans la future constitution, avec un modèle proche de ce qui se passe au Nigeria. Mais, pour accepter de le faire, il a posé une condition : que j’accepte de faire partie d’un ticket avec lui pour la prochaine élection. Il fallait que j’accepte de me présenter à la vice-présidence, en le soutenant donc pour la présidence. C’est ce que j’ai décliné.

 

Même si vous l’avez déclinée, l’idée d’un ticket électoral était soutenue par Mahamat Idriss Déby Itno mais aussi par le Premier ministre Albert Pahimi Padacké. Pourtant, elle n’a pas été retenue par le dialogue national. Pourquoi ?

 

Je pense que ceux qui ont participé au dialogue ont fait comprendre au président qu’il n’avait même pas besoin de faire cette concession et de partager son pouvoir. C’est une déception mais nous gardons nos convictions qui sont que ce ticket, mais aussi le choix des gouverneurs par l’élection et non la nomination ainsi que la création d’un poste de Haut-commissaire à la diversité doivent être la base d’une nouvelle unité tchadienne. Il n’est pas trop tard. Nous continuons de plaider pour que ces dispositions soient intégrées dans le projet de la prochaine constitution, qui sera ensuite soumis à un référendum.

 

Sur la question de la candidature des dirigeants de la transition à la future présidentielle, il semblait aussi y avoir un consensus des partenaires internationaux, qui étaient opposés à cette possibilité.

C’est sur ce point que nous attendons des réactions. La France a finalement joué la première mi-temps de la transition au côté de la junte. Reste la seconde. Emmanuel Macron avait pris l’engagement que son pays ne serait pas celui qui soutiendrait une succession dynastique. Pour le moment, il ne l’a pas respecté.

 

Faut-il en conclure que la parole de la France ne vaut rien ? Je pense que le dossier tchadien est la dernière chance pour les Français de montrer aux peuples qu’ils se tiennent à leurs côtés, chez nous et même au-delà en Afrique. S’ils ne le font pas, nous en tirerons les conséquences.

 

La situation géopolitique actuelle, et notamment l’affrontement global avec la Russie, ne pousse-t-elle pas les Occidentaux à choisir la stabilité dans des pays alliés plutôt qu’une politique jugée plus hasardeuse ?

 

On parle de défendre des valeurs cardinales, comme la démocratie. La France ou les États-Unis ne peuvent pas se cacher derrière la guerre entre les Occidentaux et la Russie, et c’est le message que je m’efforce de porter à Washington, à New York, aux Nations unies, et sans doute bientôt en Europe. L’affrontement entre blocs a toujours existé. Est-ce que cela doit justifier que les Tchadiens doivent passer la démocratie par pertes et profits et accepter le plan de succession d’une dynastie qui massacre une partie de sa population ? C’est inacceptable pour notre peuple et notre génération.

 

Le dialogue est-il rompu avec le pouvoir de N’Djamena ?

Non, je crois qu’il y a encore des possibilités de réconciliation nationale, même si cela ne pourra se faire que sous certaines conditions. Il faut que Mahamat Idriss Déby Itno prenne des mesures de décrispation, et notamment qu’il favorise la libération des prisonniers politiques, un abandon des poursuites judiciaires et la mise en place d’une commission pour la réconciliation. Nous souhaitons aussi que toutes les parties acceptent le principe de déploiement immédiat d’une mission de l’ONU sur le territoire tchadien.

 

Quel serait son rôle ?

 

Pour moi, elle doit être chargée de superviser la transition, le futur processus électoral – de la préparation à la proclamation des résultats – et de protéger les principaux acteurs politiques. Il faudra aussi qu’elle participe à une réforme des institutions militaires, qui est indispensable si l’on veut réussir la transition.

Chacun sait aujourd’hui que, même si Mahamat Idriss Déby Itno venait à accepter une élection libre et d’être battu, l’armée, dans sa composition actuelle, organiserait un coup d’État pour reprendre le pouvoir dans les trois jours.

 

Vous avez un temps envisagé d’occuper le poste de Premier ministre. Puis vous affirmez avoir décliné l’offre de Mahamat Idriss Déby Itno. Faut-il selon vous revenir sur la composition de l’actuel gouvernement d’union nationale de Saleh Kebzabo ?

 

Je crois qu’il faut doter le Tchad d’un véritable gouvernement de réconciliation nationale. Celui-ci doit être inamovible, c’est à dire que les nominations ne doivent pas être soumises au bon vouloir du président. Cela obligera au consensus permanent et permettra un équilibre des pouvoirs et non leur confiscation par un seul homme.

 

Nous devons avoir un pouvoir exécutif collégial et non unipersonnel. En particulier, depuis le 20 octobre 2022, les Tchadiens ont compris que l’actuel gouvernement n’était que l’union d’un camp et s’attachait à l’accompagnement de la succession dynastique plutôt qu’à la réconciliation.

 

Si les conditions que vous listez n’étaient pas remplies, quel serait l’avenir de votre mouvement ? Êtes-vous prêt à aller jusqu’à une forme de lutte armée ?

 

Nous nous sommes engagés depuis des années dans un combat, non pas pour nos intérêts personnels mais pour la dignité, la justice et l’égalité au Tchad. Dans ce contexte, toutes les options sont sur la table. Quand vous vous battez pour votre dignité, qui est d’abord de pouvoir choisir librement vos dirigeants, quels moyens pouvez-vous exclure ? Dans une situation où le simple fait de porter ces revendications de justice et de démocratie vous expose au risque de vous faire massacrer, il devient inévitable d’organiser ce que j’appelle un bouclier protecteur. C’est une arme qui n’a pas pour objectif premier de tuer mais de se protéger. J’espère que nous ne serons pas contraints d’en arriver là.

 

À quel moment ce point de non-retour pourrait être franchi ?

Quand considérerez-vous que le temps de la lutte armée, coûteux en vies humaines, est venu ?

 

De toutes les façons, les Tchadiens meurent déjà aujourd’hui. Ceux qui ont été abattus le 20 octobre 2022 n’avaient pas pris les armes et ils ont été tués. Nous avons le peuple avec nous. La majorité refuse la dynastie et souhaite la démocratie. C’est pour cela que nous luttons encore pour parvenir à un accord de réconciliation nationale sous l’égide des Nations unies. Nous espérons que le bon sens prévaudra, que Mahamat Idriss Déby Itno se rangera dans le bon camp et que l’unité nationale sera sauvée.

 

Mais s’il faut aboutir à la séparation entre le Tchad des libertés et celui de la soumission à une famille, nous en prendrons acte. Notre peuple a le besoin et le droit de se libérer d’une forme d’esclavage et d’apartheid. Personne ne pourra nous donner de leçons sur la façon de le faire ou sur les moyens que nous pourrions ou non choisir. On ne réforme pas l’apartheid. On ne réforme pas une dynastie. On l’abat ou on s’en sépare.

Source : Jeune Afrique 

Succès Masra n’a pas changé. Lorsque vous le saluez au début d’un rendez-vous, impossible de savoir à quelle heure se terminera la discussion. Le Tchadien a toujours été intarissable. En 2017, alors que nous le rencontrions pour la première fois à Paris et qu’il n’était encore qu’un jeune ambitieux inconnu ou presque de la classe politique, l’échange avait duré près de deux heures. Quelques mois plus tard, toujours en France, il martelait de nouveau face à nous, point par point, ses arguments en faveur d’un « changement radical de leadership » et assurait alors vouloir être « une force de proposition pour bâtir un Tchad meilleur ».

 

Poil à gratter de la présidence

 

Les années passant, il prenait de l’envergure. En novembre 2019, alors qu’Idriss Déby Itno nous recevait dans un hôtel parisien, Succès Masra était déjà devenu le poil à gratter de la présidence. La trajectoire de cet impertinent agaçait alors le futur maréchal. Mais, fin stratège, ce dernier le recevait quelques mois plus tard à N’Djamena, dans une image d’ouverture à la jeunesse. Propulsé premier opposant à Idriss Déby Itno par certains milieux diplomatiques, décrié par une classe politique traditionnelle le décrivant comme un phénomène médiatique sans envergure, Succès Masra n’a, depuis, pas quitté le centre des attentions.

 

À la tête des Transformateurs, son parti, il a affirmé son statut d’opposant dans la transition née de la mort du maréchal et dirigée par le fils de ce dernier, Mahamat Idriss Déby Itno. Exilé aux États-Unis après les événements du 20 octobre 2022, l’économiste est aujourd’hui accusé plus ou moins ouvertement de tentative de coup d’État. Lors d’un nouvel entretien avec Jeune Afrique depuis Washington – qui aura duré une nouvelle fois près de deux heures ce 14 mars –, il assure être toujours à la recherche d’un dialogue pacifique, tout en affirmant que « toutes les options », y compris la lutte armée, « sont sur la table ».

 

Jeune Afrique : Mahamat Idriss Déby Itno a décrit dans nos colonnes les manifestations du 20 octobre 2022 comme une tentative de coup d’État, derrière laquelle, même s’il ne cite pas votre nom, vous pourriez vous trouver. Que répondez-vous ?

 

Succès Masra : Je voudrais rappeler une première réalité de ce 20 octobre : la Commission nationale des droits de l’homme, qui est une institution de l’État, a elle-même déclaré qu’il y avait eu 128 morts lors de la répression des manifestations, soit plus de deux fois le chiffre qui avait été initialement annoncé par le gouvernement. Nous-mêmes estimons qu’il y a pu y avoir environ 300 victimes. Il faut y ajouter plus de 2 000 personnes arrêtées, plusieurs dizaines de portés disparus et des centaines de blessés. Il ne faut pas faire le jeu du pouvoir, qui espère faire passer les victimes pour des bourreaux.

 

Vous avez déposé en novembre une plainte devant la Cour pénale internationale (CPI) au sujet de cette journée du 20 octobre. Pourquoi ?

 

Pour nous, les forces de l’État ont ciblé des quartiers et attaqué des Tchadiens en fonction de leur patronyme et de leur religion, non seulement le jour des manifestations mais aussi durant plus d’une semaine ensuite. Elles s’en sont pris aux chrétiens et à la communauté sara et nous pensons que cela peut être considéré comme un crime contre l’humanité. C’est pour cela que nous avons saisi la CPI.

 

Nous devons nous opposer à la tentative des bourreaux de se faire passer pour des victimes. Le premier responsable de ces événements, c’est le chef de la junte, Mahamat Idriss Déby Itno, qui a renié les engagements qu’il avait pris officiellement, à savoir organiser une transition de maximum 18 mois et transmettre le pouvoir à un civil élu. C’est pour cela que les Tchadiens sont sortis dans la rue. Voilà la réalité des choses. Le reste n’est que de la distraction.

 

Comment est-on passé d’une période censée symboliser l’ouverture politique – celle du dialogue national – à une telle répression moins de deux mois plus tard ?

 

Je crois que ces massacres ont été planifiés. Il y a des éléments qui prouvent que, dès le 19 octobre, les autorités se préparaient à une riposte armée dans certains quartiers où vivent une majorité de chrétiens et de Saras, notamment près de mon quartier général. Il n’y a pas de hasard : les gens qui ont été tués en masse l’ont été autour du siège de mon parti, dans le septième arrondissement de N’Djamena. L’État a choisi la voie de la répression par les armes. Les forces de sécurité ont même abattu plusieurs manifestants désarmés qui tentaient de se réfugier dans l’ambassade des États-Unis. S’ils sont capables de cela à un endroit où il y a des caméras, imaginez ce qui a pu se passer dans d’autres quartiers, loin des regards.

 

Les forces de sécurité affirment qu’elles ont dû faire face à des manifestants armés…

 

Où sont les preuves ? Rien de tout cela n’est avéré. La vérité, c’est que le pouvoir a voulu faire taire un mouvement de citoyens tchadiens qui cherchaient simplement à rappeler au chef de la junte le non-respect des engagements qu’il avait pris devant eux et devant la communauté internationale.

 

Non seulement la réaction des autorités a été disproportionnée mais il y a surtout eu une volonté claire de cibler une partie de la population et de créer le chaos pour se maintenir au pouvoir par les armes.

 

Certains de vos détracteurs affirment que vous favoriseriez la création d’une nouvelle rébellion afin de renverser Mahamat Idriss Déby Itno depuis la Centrafrique. Est-ce le cas ?

 

Une chose qui est sûre : il y aura un avant et un après 20 octobre. Ceux qui tuent des Tchadiens en les ciblant en fonction de leur origine et de leur religion, ce sont les dirigeants de la junte. Ce sont eux les responsables quand des gens fuient les violences ou s’exilent à l’étranger. J’ai moi-même dû partir pour les États-Unis, d’où je plaide pour obtenir une véritable réconciliation nationale. Si je décide, comme l’a fait Nelson Mandela un jour, qu’il est nécessaire d’avoir recours à la lutte armée, je l’annoncerai clairement au monde entier. Pour le moment, je travaille à réconcilier les deux Tchad : celui qui veut installer une dynastie grâce aux armes et à la propagande, et celui, majoritaire, qui veut la justice et l’égalité.

 

Avez-vous été en contact avec les Russes de Wagner, qui ont été sollicités pour soutenir une rébellion d’exilés tchadiens en Centrafrique ?

 

Je n’ai jamais été en contact avec eux. Pourquoi l’aurais-je été ? D’ailleurs, Wagner n’a jamais soutenu une quelconque rébellion. Ils ne travaillent qu’avec des États et des pouvoirs établis. Je crois que nos adversaires évoquent ce mensonge pour nous décrédibiliser. Il ne s’agit pour eux que de créer un climat pour obtenir le soutien des Occidentaux, dans le contexte de la guerre en Ukraine.

 

Au-delà de ces accusations, vous semblez, de plus en plus, vous faire le porte-voix des populations du Sud et de la communauté chrétienne. N’est-ce pas dangereux ?

 

Est-ce que les Tchadiens du Sud et les chrétiens sont les seuls à aspirer à la justice ? Je ne crois pas. Cette aspiration est majoritaire au nord comme au sud, chez les chrétiens comme les musulmans. Cela dit, est-ce normal que tous les principaux ministres, que les gouverneurs, que les représentants du Tchad dans les institutions internationales soient issus d’une même partie du pays et pratiquent tous la même religion ?

 

Le pouvoir à N’Djamena est organisé autour d’une famille, élargie à un clan, élargi à une religion. Ce sont eux qui ont installé les éléments d’une fracture. Pour contrer cela, nous avons mis sur la table des propositions qui pourraient permettre à l’ensemble des Tchadiens de se reconnaître dans un projet basé sur la justice et l’égalité. Nous espérons que la France, les États-Unis et nos autres partenaires nous soutiendront.

 

Considérez-vous que la France et les États-Unis ne sont pas au rendez-vous de cette transition ?

 

La France, les États-Unis ou l’Union africaine se sont engagés à se battre pour que la démocratie soit au rendez-vous. Ils sont attendus, au moment où il est évident qu’un plan de succession dynastique est en train de s’opérer. Leur crédibilité sur le continent se jouera à l’aune de leur réaction sur le dossier tchadien. Si le plan qui se met en place ne rencontrait pas leur opposition, ils auraient choisi leur camp, celui de la dynastie plutôt que celui de la démocratie.

 

Mahamat Idriss Déby Itno n’avait-il pas une volonté d’ouverture, à laquelle vous avez vous-même répondu puisque vous l’avez rencontré à plusieurs reprises à N’Djamena ?

 

Il avait une volonté d’ouverture vers ceux qui voulaient bien l’accompagner dans son plan de succession. Il a pris soin de prendre à ses côtés des personnes qui pensaient que, dans les conditions d’alors, aucun civil ne pouvait diriger le Tchad et que lui-même était la meilleure solution. Les anciens ministres du père sont aujourd’hui devenus ceux du fils. Pour ma part, c’est parce que j’ai refusé de souscrire à ce plan que j’ai été écarté. J’ai compris qu’il ne discutait avec les uns et les autres que pour savoir où ceux-là se situaient par rapport à son ambition de se porter candidat à la présidentielle. Il a fait de l’électoralisme sans démocratie, ce que nous ne pouvons accepter. C’est dans ce contexte qu’il a organisé un dialogue dont nous connaissions d’avance les conclusions.

N’aurait-il pas justement fallu prendre part au dialogue et l’influencer de l’intérieur ?

 

Jusqu’au bout, nous avons souhaité prendre part aux discussions et faire en sorte que nos équipes participent même à un gouvernement de réconciliation nationale, dans des conditions d’équilibre des pouvoirs et à condition qu’aucun acteur ne puisse avoir le monopole du pouvoir. Nous avons dit et répété que nous étions prêts à le laisser concourir à l’élection, à condition qu’il ne concentre pas auparavant tous les pouvoirs et qu’il ne puisse pas contrôler le scrutin et les résultats.

 

Mais nous n’avons pas reçu de preuves suffisantes de sa sincérité sur ces points. Résultat, nous sommes aujourd’hui le mouvement le plus combattu par les autorités et le Tchad se retrouve avec une transition qui est encore plus personnelle qu’au début. Mahamat Idriss Déby Itno concentre tous les pouvoirs aujourd’hui. Aucun processus démocratique crédible ne peut sortir d’une telle situation.

 

Vous avez proposé à Mahamat Idriss Déby Itno de former avec lui un ticket pour la prochaine élection. Était-ce crédible ?

 

Cela fait des années que je propose l’instauration du ticket pour les élections présidentielles. Je l’ai fait auprès d’Idriss Déby Itno avant de le réitérer auprès de son fils. Je suis favorable à un ticket présidentiel élu, et non à un vice-président nommé. Cela permettra aux Tchadiens de choisir des duos composés d’un chrétien et d’un musulman, d’un nordiste et d’un sudiste, d’un homme et d’une femme, d’un civil et d’un militaire. Peu importe. Il s’agit de faire de la diversité une force, que ce soit dans le cadre d’une fédération ou d’un État unitaire décentralisé.

 

J’ai effectivement discuté avec le chef de la junte de cette idée et il était d’accord avec moi qu’il fallait intégrer le dispositif dans la future constitution, avec un modèle proche de ce qui se passe au Nigeria. Mais, pour accepter de le faire, il a posé une condition : que j’accepte de faire partie d’un ticket avec lui pour la prochaine élection. Il fallait que j’accepte de me présenter à la vice-présidence, en le soutenant donc pour la présidence. C’est ce que j’ai décliné.

 

Même si vous l’avez déclinée, l’idée d’un ticket électoral était soutenue par Mahamat Idriss Déby Itno mais aussi par le Premier ministre Albert Pahimi Padacké. Pourtant, elle n’a pas été retenue par le dialogue national. Pourquoi ?

 

Je pense que ceux qui ont participé au dialogue ont fait comprendre au président qu’il n’avait même pas besoin de faire cette concession et de partager son pouvoir. C’est une déception mais nous gardons nos convictions qui sont que ce ticket, mais aussi le choix des gouverneurs par l’élection et non la nomination ainsi que la création d’un poste de Haut-commissaire à la diversité doivent être la base d’une nouvelle unité tchadienne. Il n’est pas trop tard. Nous continuons de plaider pour que ces dispositions soient intégrées dans le projet de la prochaine constitution, qui sera ensuite soumis à un référendum.

 

Sur la question de la candidature des dirigeants de la transition à la future présidentielle, il semblait aussi y avoir un consensus des partenaires internationaux, qui étaient opposés à cette possibilité.

C’est sur ce point que nous attendons des réactions. La France a finalement joué la première mi-temps de la transition au côté de la junte. Reste la seconde. Emmanuel Macron avait pris l’engagement que son pays ne serait pas celui qui soutiendrait une succession dynastique. Pour le moment, il ne l’a pas respecté.

 

Faut-il en conclure que la parole de la France ne vaut rien ? Je pense que le dossier tchadien est la dernière chance pour les Français de montrer aux peuples qu’ils se tiennent à leurs côtés, chez nous et même au-delà en Afrique. S’ils ne le font pas, nous en tirerons les conséquences.

 

La situation géopolitique actuelle, et notamment l’affrontement global avec la Russie, ne pousse-t-elle pas les Occidentaux à choisir la stabilité dans des pays alliés plutôt qu’une politique jugée plus hasardeuse ?

 

On parle de défendre des valeurs cardinales, comme la démocratie. La France ou les États-Unis ne peuvent pas se cacher derrière la guerre entre les Occidentaux et la Russie, et c’est le message que je m’efforce de porter à Washington, à New York, aux Nations unies, et sans doute bientôt en Europe. L’affrontement entre blocs a toujours existé. Est-ce que cela doit justifier que les Tchadiens doivent passer la démocratie par pertes et profits et accepter le plan de succession d’une dynastie qui massacre une partie de sa population ? C’est inacceptable pour notre peuple et notre génération.

 

Le dialogue est-il rompu avec le pouvoir de N’Djamena ?

Non, je crois qu’il y a encore des possibilités de réconciliation nationale, même si cela ne pourra se faire que sous certaines conditions. Il faut que Mahamat Idriss Déby Itno prenne des mesures de décrispation, et notamment qu’il favorise la libération des prisonniers politiques, un abandon des poursuites judiciaires et la mise en place d’une commission pour la réconciliation. Nous souhaitons aussi que toutes les parties acceptent le principe de déploiement immédiat d’une mission de l’ONU sur le territoire tchadien.

 

Quel serait son rôle ?

 

Pour moi, elle doit être chargée de superviser la transition, le futur processus électoral – de la préparation à la proclamation des résultats – et de protéger les principaux acteurs politiques. Il faudra aussi qu’elle participe à une réforme des institutions militaires, qui est indispensable si l’on veut réussir la transition.

Chacun sait aujourd’hui que, même si Mahamat Idriss Déby Itno venait à accepter une élection libre et d’être battu, l’armée, dans sa composition actuelle, organiserait un coup d’État pour reprendre le pouvoir dans les trois jours.

 

Vous avez un temps envisagé d’occuper le poste de Premier ministre. Puis vous affirmez avoir décliné l’offre de Mahamat Idriss Déby Itno. Faut-il selon vous revenir sur la composition de l’actuel gouvernement d’union nationale de Saleh Kebzabo ?

 

Je crois qu’il faut doter le Tchad d’un véritable gouvernement de réconciliation nationale. Celui-ci doit être inamovible, c’est à dire que les nominations ne doivent pas être soumises au bon vouloir du président. Cela obligera au consensus permanent et permettra un équilibre des pouvoirs et non leur confiscation par un seul homme.

 

Nous devons avoir un pouvoir exécutif collégial et non unipersonnel. En particulier, depuis le 20 octobre 2022, les Tchadiens ont compris que l’actuel gouvernement n’était que l’union d’un camp et s’attachait à l’accompagnement de la succession dynastique plutôt qu’à la réconciliation.

 

Si les conditions que vous listez n’étaient pas remplies, quel serait l’avenir de votre mouvement ? Êtes-vous prêt à aller jusqu’à une forme de lutte armée ?

 

Nous nous sommes engagés depuis des années dans un combat, non pas pour nos intérêts personnels mais pour la dignité, la justice et l’égalité au Tchad. Dans ce contexte, toutes les options sont sur la table. Quand vous vous battez pour votre dignité, qui est d’abord de pouvoir choisir librement vos dirigeants, quels moyens pouvez-vous exclure ? Dans une situation où le simple fait de porter ces revendications de justice et de démocratie vous expose au risque de vous faire massacrer, il devient inévitable d’organiser ce que j’appelle un bouclier protecteur. C’est une arme qui n’a pas pour objectif premier de tuer mais de se protéger. J’espère que nous ne serons pas contraints d’en arriver là.

 

À quel moment ce point de non-retour pourrait être franchi ?

Quand considérerez-vous que le temps de la lutte armée, coûteux en vies humaines, est venu ?

 

De toutes les façons, les Tchadiens meurent déjà aujourd’hui. Ceux qui ont été abattus le 20 octobre 2022 n’avaient pas pris les armes et ils ont été tués. Nous avons le peuple avec nous. La majorité refuse la dynastie et souhaite la démocratie. C’est pour cela que nous luttons encore pour parvenir à un accord de réconciliation nationale sous l’égide des Nations unies. Nous espérons que le bon sens prévaudra, que Mahamat Idriss Déby Itno se rangera dans le bon camp et que l’unité nationale sera sauvée.

 

Mais s’il faut aboutir à la séparation entre le Tchad des libertés et celui de la soumission à une famille, nous en prendrons acte. Notre peuple a le besoin et le droit de se libérer d’une forme d’esclavage et d’apartheid. Personne ne pourra nous donner de leçons sur la façon de le faire ou sur les moyens que nous pourrions ou non choisir. On ne réforme pas l’apartheid. On ne réforme pas une dynastie. On l’abat ou on s’en sépare.

Source : Jeune Afrique 

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